Arnaud de Lassus

NOTE SUR LE MAGISTÈRE

ORDINAIRE ET UNIVERSEL

DE L'ÉGLISE

Octobre 1999

La présente étude est très redevable aux études de Michel Martin parues dans les numéros 15, 18, 49, 61, 105, 148, 152 de la revue De Rome et d'ailleurs.

Action Familiale et Scolaire

31, rue Rennequin

75017 PARIS

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SOMMAIRE

1. Une question très actuelle

2. Rappels sur les notions de magistère et d'infaillibilité

3. L'infaillibilité du pape s'exprimant «ex cathedra»

4. L'infaillibilité du Magistère ordinaire et universel - La question qui se pose

5. L'infaillibilité du Magistère ordinaire universel - Documents du Saint-Siège

6. L'infaillibilité du Magistère ordinaire et universel - L'avis d'un certain nombre de théologiens

7. L'infaillibilité du Magistère ordinaire et universel - L'enseignement de l'histoire

8. En fin de compte, comment définir le Magistère ordinaire et universel?

Conclusion

Annexe: Sur les dangers d'une extension abusive de l'infaillibilité du Magistère


A l'occasion du pèlerinage à Rome d'octobre 1998, organisé pour le dixième anniversaire du Motu Proprio Ecclesia Dei, les controverses sur la nouvelle messe et sur la messe traditionnelle se sont réanimées. Elles ont eu pour conséquences des évolutions dans les positions et orientations de certaines communautés justement régies par le Motu Proprio précité; elles ont eu aussi comme intérêt de soulever à nouveau des questions importantes et de les faire préciser. Nous avons traité l'une de ces questions, la pseudo-interdiction de la messe traditionnelle, dans le no 144 (août 1999) de l'A.F.S. Nous abordons ici la question du Magistère ordinaire et universel de l'Eglise, point de doctrine mis en cause à l'occasion de ce qui fut appelé l'orthodoxie de la nouvelle messe.

I - UNE QUESTION TRÈS ACTUELLE

Sous le titre «Orthodoxie de la nouvelle messe» a été publiée, dans la lettre aux amis du monastère du Barroux no89 (22 février 1999), la déclaration suivante:

«Certains lecteurs bien intentionnés, attachés comme nous à l'ancienne liturgie, se sont montrés étonnés de nous entendre dire que la messe de Paul VI était orthodoxe, c'est-à-dire conforme à la foi. Nous leur répondons volontiers par l'enseignement de l'Église sur l'infaillibilité de son magistère ordinaire universel, c'est-à-dire du pape et de l'ensemble du corps épiscopal uni à lui, à quoi il est nécessaire d'adhérer (1)».

(1) Cf. par exemple Pie IX Tuas libenter, Vatican I, De Filius, Pie XII. Hurnuni generis Vatican II, Lumen gentium. Jean-Paul II, Ad tuendam fidem. etc.

Ce qui nous intéresse ici, c'est non l'affirmation de l'orthodoxie de la nouvelle messe (1), mais la définition du Magistère ordinaire et universel fournie: «Le Pape et l'ensemble du corps épiscopal uni à lui»... et l'infaillibilité accordée au Magistère ainsi défini.

On trouve la même définition (et la même extension de l'infaillibilité) formulée par d'autres auteurs:

- .. Magistère universel (...) c'est-à-dire l'ensemble pape et évêques subordonnés (cf. "Lumen gentium", no25» (2).

- «Par l'expression "Magistère ordinaire universel" (...), il (le concile Vatican Il) désigne le corps épiscopal uni à sa tête, dans son enseignement quotidien et concordant. Il s'agit bien du corps épiscopal (subordonné à sa tête) à un moment donné de l'histoire (n'importe lequel, bien sûr) et aucunement ce qui a été enseigné toujours et partout...» (3).

- «Un concile oecuménique approuvé par le pape appartient pour le moins au Magistère ordinaire universel de l'Église» (4).

Autre exemple : parlant de la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse Dignitatis humanae (D.H.), le père Dominique Marie de Saint-Laumer écrit:

«L'infaillibilité de l'Église est-elle engagée dans D.H.? Sur l'affirmation du principe général, je pense que oui, car il s'agit d'un enseignement auctoritatif du magistère ordinaire universel sur une vérité concernant la foi ou les moeurs» (5).

Texte selon lequel le pape et les évêques réunis en Concile peuvent être définis comme Magistère ordinaire et universel et bénéficient donc de l'infaillibilité.

Dans ces divers textes, est affirmée, comme allant de soi, une thèse que nous appellerons, pour faire court, thèse de l'infaillibilité du Magistère vivant à une époque donnée (quelle qu'elle soit).

On voit tout de suite les conséquences d'une telle thèse, spécialement pour l'attitude à adopter à l'égard du concile Vatican Il.

Ce concile est incontestablement une expression du Magistère vivant de son époque. Si le Magistère vivant est infaillible, tout ce que le Concile a enseigné clairement en matière de foi et de morale serait couvert par l'infaillibilité.

En admettant une telle proposition, l'on est conduit tout droit au relativisme doctrinal, certaines doctrines conciliaires (qui seraient infaillibles dans l'hypothèse envisagée) n'étant pas compatibles avec certaines doctrines traditionnelles (elles aussi infaillibles).

L'équivalence entre Magistère ordinaire et universel et Magistère vivant (à une époque donnée), telle qu'elle est présentée par les auteurs précités, soulève donc une question de fond.

Tâchons d'y voir clair.

Il - RAPPELS SUR LES NOTIONS DE MAGISTÈRE ET D'INFAILLIBILITÉ

Le magistère, ou pouvoir d'enseigner

Le magistère, pouvoir d'enseigner, est l'un des trois pouvoirs l'Eglise (6); il est fondé sur l'ordre de notre Seigneur aux apôtres:

«Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre; allez donc enseignez toutes les nations...».

Voici deux définitions plus explicites:

«Le magistère, c'est le droit ou le pouvoir de conserver, d'expliquer et de propager parmi les hommes les vérités révélées par Dieu, ce que l'on appelle d'ordinaire le dépôt de la Révélation» (7).

Autre définition:

«Magistère est la version française du mot latin Magisterium qui, par sa racine, désigne un pouvoir, ou, plus exactement, une institution d'enseignement. (...) Il est surtout réservé à la langue théologique pour désigner le pouvoir doctrinal de l'Église, soit dans son principe abstrait, soit dans les modalités concrètes de son exercice.

Ce Magistère a pour trait essentiel d'être vivant, c'est-à-dire d'être dévolu, non pas, comme dans le protestantisme primitif, au texte mort de l'Ecriture (...)mais aux chefs responsables de l'Eglise. De toute façon, ce terme caractérise l'autorité ecclésiastique dans l'ordre de l'enseignement» (8).

Le mot magistère au sens large

Au sens large, le mot «magistère» peut désigner non plus le pouvoir d'enseigner de l'Eglise mais l'enseignement même qui est dispensé.

Le mot «infaillibilité»

Au sens strict, l'infaillibilité est la qualité d'une personne physique ou d'une personne morale qui, certaines conditions étant remplies, ne peut pas se tromper.

Au sens large, le mot «infaillibilité» s'appliquera non à une personne mais à une doctrine; on parlera de doctrine infaillible au sens de doctrine certainement vraie.

Les différents modes d'exercice de l'infaillibilité

L'Église est infaillible; elle exerce cette infaillibilité selon deux modes:

- premier mode : infaillibilité du pape s'exprimant «ex cathedra»;

- deuxième mode: infaillibilité du magistère ordinaire et universel.

Ce point a été confirmé dans un passage souvent cité de la Constitution Dei Filius du concile Vatican I (Dz. 3011).

«On doit croire de foi divine et catholique tout ce qui est contenu dans la Parole de Dieu, écrite ou transmise par la Tradition, et que l'Eglise propose à croire comme divinement révélé, soit par un jugement solennel, soit par son magistère ordinaire et universel».

III- L'INFAILLIBILITÉ DU PAPE S'EXPRIMANT «EX CATHEDRA»

Comme nous nous intéressons ici essentiellement au deuxième mode d'infaillibilité (le magistère ordinaire et universel), nous ne ferons que rappeler les caractéristiques du premier mode (le pape s'exprimant «ex cathedra»).

Objet de cette infaillibilité

«Le Saint Esprit n'a pas été promis aux successeurs de Pierre pour qu'ils fassent connaître, sous sa révélation, une nouvelle doctrine, mais pour qu'avec son assistance ils gardent saintement et exposent fidèlement la Révélation transmise par les Apôtres, c'est-à-dire le dépôt de la foi» (9).

Conditions de cette infaillibilité

Elles ont été définies au premier concile du Vatican (Constitution Pastor aetemus):

«Lorsque le pontife romain parle "ex cathedra", c'est-à-dire lorsque:

- remplissant sa charge de pasteur et docteur de tous les chrétiens,

- il définit,

- en vertu de sa suprême autorité apostolique,

- une doctrine en matière de foi ou de moeurs,

- qui doit être tenue par toute l'Eglise,

il jouit, en vertu de l'assistance divine qui lui a été promise en la personne de saint Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que soit pourvue son Église lorsqu'elle définit la doctrine sur la foi ou la morale; par conséquent, ces définitions du pontife romain sont irréformables par elles-mêmes et non en vertu du consentement de l'Église.

(Canon). Si quelqu'un, ce qu'à Dieu ne plaise, avait la présomption de contredire notre définition : qu'il soit anathème» (10).

Doctrine ainsi présentée dans le Catéchisme de saint Pie X:

«Quand est-ce que le Pape est infaillible?

Le Pape est infaillible seulement lorsque, en sa qualité de Pasteur et de Docteur de tous les chrétiens, en vertu de sa suprême autorité apostolique, il définit, pour être tenue par toute l'Eglise, une doctrine concernant la foi et les moeurs».

e Exemples de déclarations infaillibles «ex cathedra»

Comme exemples de déclarations infaillibles, on connaît les définitions des dogmes de l'Immaculée Conception (1854) et de l'Assomption (1950). Citons comme autres exemples

- un passage de l'encyclique Quanta cura de Pie IX (8 décembre 1864) sur la liberté religieuse au for externe;

- un passage (NO4) de la lettre apostolique Ordinatio Sacerdotalis de Jean-Paul II (22 mai 1994) sur l'impossibilité pour l'Église d'ordonner des femmes.

IV - L'INFAILLIBILITÉ DU MAGISTÈRE ORDINAIRE ET UNIVERSEL - LA QUESTION QUI SE POSE

Quand on parle de Magistère ordinaire et universel de l'Église, on se réfère habituellement au texte suivant déjà cité de la Constitution Dei Filius du concile Vatican I:

«On doit croire de foi divine et catholique tout ce qui est contenu dans la Parole de Dieu, écrite ou transmise par la Tradition, et que l'Église propose à croire comme divinement révélé, soit par un jugement solennel, soit par son magistère ordinaire et universel».

Le concile Vatican I n'a abordé la question du Magistère ordinaire et universel que dans ce seul passage; il ne lui a pas consacré de canon; il n'a pas précisé, de façon explicite, le sens qu'il fallait donner au mot «universel».

D'où la question : s'agit-il d'une universalité dans l'espace seulement, ou à la fois dans l'espace et dans le temps?

Autrement dit : laquelle des deux significations possibles de l'expression «Magistère ordinaire et universel» faut-il adopter:

- le pape et l'ensemble du corps épiscopal uni à lui (à une époque donnée, quelle que soit cette époque);

- l'enseignement de l'ensemble des évêques depuis les temps apostoliques?

Pendant les 90 années séparant les deux conciles du Vatican, cette incertitude (11) n'avait guère de conséquences pratiques, l'enseignement du Magistère vivant à cette époque étant en conformité avec la doctrine traditionnelle. Un certain nombre de théologiens ont adopté la solution donnant à l'infaillibilité l'extension maximum: infaillibilité du pape et de l'ensemble du corps épiscopal uni à lui.

Depuis le concile Vatican Il, c'est la même solution qu'ont adoptée des théologiens se refusant à critiquer ce concile, car elle leur permettait de justifier les nouveautés conciliaires.

Il convient donc d'examiner ce qu'on peut tirer sur ce sujet:

- des documents du Saint-Siège,

- des textes de théologiens (avant et après le concile Vatican 11),

- des données de l'histoire.

V - L'INFAILLIBILITÉ DU MAGISTÈRE ORDINAIRE ET UNIVERSEL - DOCUMENTS DU SAINT-SIÈGE

Rappelons la question posée : le Magistère ordinaire et universel étant considéré comme infaillible, le mot «universel» doit-il être compris ici dans le sens universalité dans le temps et l'espace ou dans le sens universalité dans l'espace seulement ?

Textes n'apportant pas de précision décisive mais souvent utilisés pour justifier l'universalité dans l'espace seulement

- Concile Vatican Il, Constitution dogmatique Lumen gentium, § 25 (extraits)

«Quoique les évêques, pris un à un, ne jouissent pas de la prérogative de l'infaillibilité, cependant - lorsque, même dispersés à travers le monde, mais gardant entre eux et avec le successeur de Pierre le lien de la communion - ils s'accordent pour enseigner authentiquement qu'une doctrine concernant la foi et les moeurs s'impose de manière absolue, alors c'est la doctrine du Christ qu'infailliblement ils expriment (40). La chose est encore plus manifeste quand, dans le concile oecuménique qui les rassemble, ils font, pour l'ensemble de l'Église, en matière de foi et de moeurs, acte de docteurs et de juges, aux définitions desquels il faut adhérer dans l'obéissance de la foi (41)»

40. Cf. Conc. Vat.I, Const. dogm. Dei Filius, 3 Dz.301 1 - Cf nota adiecta ad Schema I de EccI. (desumpta ex. S. Rob. Bellarmino) Mansi 51, 579 C; necnon Schema reformatum Const. Il de Ecclesia Christi, cum commentarjo Kleutgen Mansi 53, 313 AB. - Pius IX, epist. Tuas libenter Dz. 2879.

41. Cf. Cod. Iur. Can. 1322-1323.

La même idée est réaffirmée dans un passage ultérieur du même § 25

:

«L'infaillibilité promise à l'Église réside aussi dans le corps des évêques quand il exerce son magistère suprême en union avec le successeur de Pierre. A ces définitions, l'assentiment de l'Église ne peut jamais faire défaut, étant donné l'action du même Esprit-Saint qui conserve et fait progresser le troupeau entier du Christ dans l'unité de la foi (44)».

44. Gasser, ib. Mansi 1214 A.

- Déclaration de la Congrégation pour la doctrine dc la foi Mysterium Ecclesiae, 24 juin 1973

(Dz.4534-4535)

«Lorsqu'ils accomplissent leur charge, les pasteurs bénéficient de l'assistance de l'Esprit Saint, qui atteint son sommet lorsqu'ils enseignent le peuple de Dieu de telle manière qu'en vertu des promesses du Christ faites à Pierre et aux autres apôtres, ils proposent une doctrine nécessairement exempte d'erreur.

Ainsi en va-t-il lorsque les évêques dispersés dans le monde, mais enseignant en communion avec le Successeur de Pierre, s'accordent pour considérer qu'un point de doctrine doit être tenu comme définitif. Cela est plus manifeste encore soit lorsque les évêques, par un acte collégial - c'est-à-dire dans les conciles oecuméniques - définissent avec leur chef visible une doctrine qui doit être tenue (2), soit lorsque le pontife romain "parle ex cathedra...".

(2) Voir constitution Lumen gentium, no25 et no22.»

- Canon 749 du code de droit canon de 1983

«§ 2. Le Collège des Évêques jouit lui aussi de l'infaillibilité dans le magistère lorsque les Évêques assemblés en Concile Oecuménique exercent le magistère comme docteurs et juges de la foi et des moeurs, et déclarent pour l'Église tout entière qu'il faut tenir de manière définitive une doctrine qui concerne la foi ou les moeurs; ou bien encore lorsque les Évêques, dispersés à travers le monde, gardant le lien de la communion entre eux et avec le successeur de Pierre, enseignant authentiquement en union avec ce même Pontife Romain ce qui concerne la foi ou les moeurs, s'accordent sur un point de doctrine à tenir de manière définitive.

§ 3. Aucune doctrine n'est considérée comme infailliblement définie que si cela est manifestement établi».

- Commentaire

Peut-on tirer des textes précités (et plus spécialement du no 25 de Lumen gentium) la conclusion qu'est infaillible un magistère ordinaire et universel entendu comme «le pape et l'ensemble du corps épiscopal uni à lui», sans autre précision? On peut en discuter.

Que disent ces textes? Qu'il y a infaillibilité quand le pape et les évêques unis à lui «enseignent authentiquement qu'une doctrine concernant la foi et les moeurs s'impose de manière absolue» (Lumen gentium), ou bien «enseignant authentiquement ce qui concerne la foi ou les moeurs, s'accordent sur un point de doctrine à tenir de manière définitive» (Code de droit canon). L'infaillibilité revendiquée ici est-elle vraiment celle du magistère ordinaire et universel? Ne se rattacherait-elle pas plutôt à celle du pape s'exprimant «ex cathedra»? Trois des quatre conditions «ex cathedra» ne sont-elles pas indiquées ici (une doctrine sur la foi et les moeurs, définie par le pape et imposée par lui de façon absolue)?

e Textes n'apportant pas de précision décisive mais orientant vers l'universalité dans le temps et l'espace

- Pie IX, lettre Tuas libenter (21 décembre 1863) (Dz. 2879)

Il s'agit là d'un texte de référence constamment cité par les auteurs traitant du magistère ordinaire et universel.

«Même s'il s'agissait de cette soumission qui doit se manifester par l'acte de foi divine, elle ne saurait être limitée à ce qui a été défini par les décrets exprès des conciles oecuméniques ou des Pontifes romains qui occupent ce Siège, mais elle doit aussi s'étendre à ce que le magistère ordinaire de toute l'Église répandue dans l'univers transmet comme divinement révélé et, par conséquent, qui est retenu d'un consentement universel et constant par les théologiens catholiques, comme appartenant à la foi».

- Commentaire

Sans doute Pie IX n'a-t-il pas indiqué explicitement ce qu'il entendait par «Eglise répandue dans l'univers». Mais l'expression «d'un consentement universel et constant» («universali et constanti consensus») détermine l'idée d'universalité dans le temps.

- Léon XIII, encyclique Satis cognitum (29 juin 1896)

«Ecoutez saint Irénée "La véritable sagesse est la doctrine des Apôtres... qui est arrivée jusqu'à nous par la succession des évêques... en nous transmettant la connaissance très complète des Ecritures, conservées sans altération".

Voici ce que dit Tertullien "Il est constant que toute doctrine conforme à celle des Églises apostoliques, mères et sources primitives de la foi, doit être déclarée vraie, puisqu'elle garde sans aucun doute ce que les Églises ont reçu des Apôtres, les Apôtres du Christ, le Christ de Dieu... Nous sommes en communion avec les Églises apostoliques; nul n'a une doctrine différente : c'est là le témoignage de la vérité".

Rufin loue saint Grégoire de Nazianze et saint Basile de ce "qu'ils s'adonnaient uniquement à l'étude des livres de l'Écriture sainte, et de ce qu'ils n'avaient point la présomption d'en demander l'intelligence à leurs propres pensées, mais de ce qu'ils la cherchaient dans les écrits et l'autorité des anciens, qui eux-mêmes, ainsi qu'il était constant, avaient reçu de la succession apostolique la règle de leur interprétation".

Il est donc évident, d'après tout ce qui vient d'être dit, que Jésus-Christ a institué dans l'Église un magistère vivant, authentique et, de plus, perpétuel, qu'il a investi de sa propre autorité, revêtu de l'esprit de vérité, confirmé par des miracles, et il a voulu et très sévèrement ordonné que les enseignements doctrinaux de ce magistère fussent reçus comme les siens propres.

Toutes les fois donc que la parole de ce magistère déclare que telle ou telle vérité fait partie de l'ensemble de la doctrine divinement révélée, chacun doit croire avec certitude que cela est vrai; car Si cela pouvait en quelque manière être faux, il s'ensuivrait, ce qui est évidemment absurde, que Dieu Lui-même serait l'auteur de l'erreur des hommes (...).

Les Pères du Concile du Vatican n'ont donc rien édicté de nouveau, mais ils n'ont fait que se conformer àl'institution divine, à l'antique et constante doctrine de l'Église et à la nature même de la foi, quand ils ont formulé ce décret : "On doit croire, de foi divine et catholique, toutes les vérités qui sont contenues dans la parole de Dieu écrite ou transmise par la tradition et que l'Église, soit par un jugement solennel, soit par son magistère ordinaire et universel, propose comme divinement révélée"».

- Commentaire

Là encore, l'expression «Magistère ordinaire et universel» n'est pas définie.

Faut-il voir dans ce texte, comme le suggère l'abbé B. Lucien (12), la reconnaissance par Léon XIII «d'un magistère vivant qui, à chaque époque, enseigne infailliblement la doctrine catholique aux fidèles de cette époque»? Faut-il y voir plutôt l'idée d'une constance, d'une continuité dans le temps qui serait indispensable pour que l'infaillibilité soit acquise, idée introduite par les exemples cités de saint Irénée, Tertullien, saint Grégoire de Naziance, saint Basile? C'est ce deuxième sens que semble impliquer le texte de Léon XIII.

Textes en faveur de l'universalité à la fois dans le temps et dans l'espace

- Lettre de la S.C. du Saint-Office à l'archevêque de Boston (8 août 1949)

Nous sommes obligés à croire, de foi divine et catholique, toutes les vérités contenues dans la Parole de Dieu, Écriture ou Tradition, et que l'Église propose à croire comme divinement révélées, non seulement par un jugement solennel, mais encore par son magistère ordinaire et universel.

Or, parmi les choses que l'Église a toujours prêchées et ne cessera pas d'enseigner, il y a aussi cette déclaration infaillible où il est dit qu'il n'y a pas de salut hors de l'Église».

- Commentaire

Ce texte semble bien établir une connexion entre le «Magistère ordinaire et universel» et «les choses que l'Egiise a toujours prêchées».

- Concile Vatican Il, Constitution dogmatique, Dei Verbum, § 10

«Il est donc clair que la sainte Tradition, la sainte Écriture et le magistère de l'Église, par une très sage disposition de Dieu, sont tellement reliés et solidaires entre eux qu'aucune de ces réalités ne subsiste sans les autres, et que toutes ensemble, chacune à sa façon, sous l'action du seul Esprit-Saint, contribuent efficacement au salut des âmes».

- Paul VI, audience générale du 29 septembre 1976 (Documentation catholique, 7 novembre 1976)

«La vérité de la foi, dans son expression authentique et autorisée, ne change pas avec le temps et ne s'use pas avec l'histoire. Elle peut admettre, et même exiger, un langage pédagogique et pastoral vivant. Il pourra ainsi s'esquisser pour elle une ligne de développement, à condition qu'elle soit conforme à la célèbre et traditionnelle sentence de saint Vincent de Lérins (petite île en face de Cannes, dans la Gaule méridionale), moine du Ve siècle qui, dans son bref mais célèbre Commonitorium, a défendu la tradition doctrinale de l'Eglise selon cette formule : "Ce qui partout, toujours et par tous" a été cru doit être considéré comme faisant partie du dépôt de la foi. Qu'il n'y ait pas de libre invention, de modernisme; que rien ne donne à la foi une interprétation étrangère à celle du magistère de l'Église. Cette fixité dogmatique défend le patrimoine authentique de la Révélation, c'est-à-dire de la religion catholique. Le Credo ne change pas, il ne vieillit pas, il ne se dissout pas».

- Jean-Paul Il, allocution au consistoire, 5 novembre 1979

Dans cette allocution, le pape indiquait le critère à adopter «pour entrer sur la droite voie de la réalisation du concile Vatican Il». suivre la doctrine intégrale du Concile. «Doctrine "intégrale", précisait-il, c'est-à-dire comprise dans la lumière de la sainte Tradition et référée au magistère constant de l'Eglise elle-même».

- Commentaire

Dans la pensée de Jean-Paul II, le magistère qui a fait le concile Vatican Il (le pape Paul VI et les évêques en communion avec lui) n'était pas infaillible puisque la doctrine qu'il a élaborée doit être référée au magistère constant (c'est-à-dire à la doctrine traditionnelle).

- Article de Mgr Tarcisio Bertone, secrétaire de la Congrégation pour la doctrine de la foi

(Osservatore Romano du 20 décembre 1996; DC no2153)

«Le Magistère ordinaire et universel consiste dans l'annonce unanime des évêques unis au Pape. Il s'exprime par ce dont tous les évêques (y compris l'Évêque de Rome, qui est le chef du Collège) témoignent communément. Il ne s'agit pas de manifestations extraordinaires, mais de la vie normale de l'Église, de ce qui, sans initiatives particulières, est prêché comme doctrine universelle dans la vie ecclésiale quotidienne. "Ce Magistère ordinaire est ainsi la forme normale de l'infaillibilité de l'Église" (1) (...).

De plus, lorsqu'on parle de la nécessité de vérifier le consensus effectif de tous les évêques dispersés dans le monde ou même de tout le peuple chrétien en matière de foi et de morale, on ne doit pas oublier que ce consensus ne peut être compris dans un sens purement synchronique, mais doit être compris dans un sens diachronique. Cela veut dire que le consensus moralement unanime embrasse toutes les époques de l'Église, et c'est seulement Si on écoute cette totalité que l'on demeure dans la fidélité aux Apôtres. "Si quelque part - observe le cardinal Ratzinger dans une étude -, on en venait à former une "majorité" contre la foi de l'Église d'autres temps, ce ne serait absolument pas une majorité" (2)».

(1) J. Ratzinger, Il nuevo popolo di Dio, p.180.

(2) J. Ratzinger, La Chiesa, p. 71

Note doctrinale de la congrégation pour la doctrine de la foi, signée cardinal Ratzinger, accompagnant la lettre apostolique Ad tuendam fldem de Jean-Paul Il (18 mai 1998)

«Il faut considérer que l'enseignement infaillible du Magistère ordinaire et universel n'est pas seulement proposé dans la déclaration explicite d'une doctrine à croire ou à tenir pour définitive, mais il est aussi exprimé par une doctrine implicitement contenue dans une pratique de la foi de l'Église, dérivant de la Révélation ou, de toute façon, nécessaire pour le salut éternel, attestée par la Tradition ininterrompue : cet enseignement infaillible est objectivement proposé par tout le corps épiscopal, entendu au sens diachronique, et pas nécessairement au seul sens synchronique» (13).

VI - L'INFAILLIBILITÉ DU «MAGISTÈRE ORDINAIRE ET UNIVERSEL» - L'AVIS D'UN CERTAIN NOMBRE DE THÉOLOGIENS

Textes présentés comme étant en faveur de l'universalité dans l'espace seulement

Dans son livre précité, l'abbé B. Lucien cite des textes d'un assez grand nombre de théologiens (54 exactement) qu'il présente comme donnant au mot universel de l'expression «Magistère ordinaire et universel» le sens d'universalité dans l'espace seulement. Nous en mentionnerons ci-dessous quelques-uns:

- J.B. Franzelin (Tractatus de divina Traditione et Scriptura) (1875)

«On voit à partir des thèses démontrées plus haut que l'accord universel sur un dogme comme doctrine de foi, à quelque époque que ce soit, est un critère certain de la doctrine transmise divinement». (p.295)

«Lorsque soit par un jugement solennel du magistère authentique (concile oecuménique ou Pape) soit par la prédication ecclésiastique unanime, l'accord présent de l'ensemble est claire et manifeste, cela suffit à soi seul (comme critère de l'apostolicité d'une doctrine)». (p.296)

- G. de Pascal (Le christianisme, exposé théologique, lère partie)(1903)

«Il est d'abord certain que l'infaillibilité demeure dans l'Épiscopat uni au Pape. Une doctrine affirmée comme vraie par le Pape et le plus grand nombre des évêques est certainement vraie; une doctrine jugée erronée par le Pape et par le plus grand nombre des évêques est certainement erronée».

- Tanquerey (Synopsis theologiae dogmaticae fondamentalis, tome I) (1927)

«THÈSE : Les évêques dispersés sur la terre, mais formant un corps moral avec le Pontife Romain, sont infaillibles dans leur proposition de la doctrine du Christ» (§ 869).

«2) LES ÉVÊQUES, qui jouissent eux aussi du privilège de l'infaillibilité quand, sous le Pontife Romain, dispersés ou réunis en concile, ils proposent à croire une vérité d'une voix moralement unanime» (§ 953).

- Goupil (La règle de foi, Vol. I) (1953)

«25. Le Magistère ordinaire des évêques dispersés dans le monde jouit de la même infaillibilité que les conciles oecuméniques, et on lui doit la même obéissance» (chapitre IV, § 25).

- Ch. Journet (L'Église du Verbe incarné, t.I) (1955)

«Les évêques disséminés sur le globe régissent leur Église particulière. Ils font davantage. Du fait qu'ils sont étroitement unis au pasteur suprême et qu'ils agissent avec son consentement tacite ou exprès, ils contribuent, d'une manière lente, vivante, diffuse, à conserver et à expliquer dans le monde le dépôt de la vérité révélée, à maintenir et à formuler les règles de la discipline commune, en un mot à régir même l'Église universelle. Est-il question, par exemple, du pouvoir déclaratif, le corps épiscopal, pour autant qu'il est en accord avec le souverain pontife, devient un organe par lequel l'enseignement ordinaire et quotidien de l'Eglise peut être donné au monde avec une infaillibilité propre et absolue. La foi divine et catholique, selon le concile du Vatican, embrasse, en effet, toutes les vérités qui se trouvent contenues dans la parole de Dieu écrite ou traditionnelle et que l'Église propose à notre foi comme divinement révélées, qu'elle fasse cette proposition par un jugement solennel ou par son magistère ordinaire et universel (I) et Pie XI précise que l'exercice du magistère ordinaire peut se faire sur tout le globe: "La foi divine ne doit pas se restreindre aux points expressément définis par les décrets des conciles oecuméniques, ou des pontifes romains et du siège apostolique; mais elle doit s'étendre aussi aux points qui sont donnés comme divinement révélés par le magistère ordinaire de toute l'Église dispersée sur la terre (2)"».

(1) Dz. 1792 (correspondant à 3011)

(2) Dz. 1683 (correspondant à 2789)

On remarquera que l'argumentation de Ch.Journet se fonde sur une interprétation des deux textes romains qui servent de référence sur le sujet (Constitution Dei Filius du concile Vatican I; bref de Pie IX du 21 décembre 1863); or ces textes (déjà cités ci-dessus p.9 et 12) se prêtent à une interprétation très différente, comme nous le verrons ci-dessous (p.29).

Textes en faveur de l'universalité dans l'espace et le temps

L'abbé B. Lucien, dans son livre précité, n'en cite aucun. Ils existent pourtant!

-Dublanchy (Dictionnaire de théologie catholique de Vacant et Maugenot, édit. Letouzey, 1920)

Ce théologien a rédigé l'article «Église» du Dictionnaire de théologie catholique. Il traite la question qui nous intéresse au chapitre IV de cet article, intitulé «Le dogme catholique sur le Magistère infaillible de l'Église»; il y résume l'enseignement sur l'infaillibilité du Magistère de l'Église tel qu'il fut donné à différentes périodes. Voici un extrait de son article relatif à la période contemporaine.

Dublanchy montre que les deux textes romains de référence déjà cités (Vatican I et bref du 21 décembre 1863) ont attiré sur cette question du Magistère l'attention des théologiens; il mentionne A. Vacant (1887 et 1895), Franzelin (1896), Horter, de Gust, Wilmers, Billot, J. Bellamy (1904) et dit à leur propos:

«Il nous suffira de résumer ici leurs conclusions principales. - Le magistère ordinaire et universel de l'Église s'exerce tout d'abord par l'enseignement exprès habituellement communiqué, en dehors de définitions formelles, par le pape et par le corps des évêques dispersés dans tout l'univers; enseignement auquel participent les auteurs spécialement approuvés par l'Église, comme les Pères, les docteurs de l'Eglise et les théologiens dont elle approuve ou autorise l'enseignement d'une manière formelle ou simplement tacite - 9. Le magistère ordinaire et universel peut encore s'exercer par l'enseignement implicite manifestement contenu, comme nous l'avons précédemment montré, dans la discipline et dans la pratique générale de l'Église, du moins en tout ce qui est vraiment commandé, approuvé ou autorisé par l'Eglise universelle; car dans cet enseignement, dès lors qu'il existe véritablement, l'Eglise n'est pas moins infaillible que dans les définitions solennelles de ses conciles. - Le magistère ordinaire et universel s'exerce enfin d'une manière simplement tacite, par l'approbation tacite que l'Église donne à l'enseignement des Pères, des docteurs et des théologiens, quand elle le laisse se répandre dans l'Église universelle, pour y diriger effectivement les croyances et la vie pratique des fidèles. Car l'Église manquerait effectivement à sa mission de garder intégralement le dépôt de la Révélation, si, même par son silence, elle autorisait un enseignement universel qui ne fût point conforme à cette Révélation ou qui tiendrait à l'affaiblir. - Pour que, dans ces diverses occurrences, le magistère ordinaire et universel soit infaillible, il est nécessaire que son enseignement soit manifestement donné comme appartenant, directement ou indirectement, à la Révélation chrétienne. Et s'il s'agit d'une doctrine des Pères et des théologiens qui doit être considérée comme exprimant, en vertu de l'approbation tacite de l'Église, un enseignement certain de son magistère infaillible, il est requis que le consentement des Pères et des théologiens soit moralement unanime et qu'il porte effectivement sur une vérité positivement donnée comme appartenant certainement au dépôt de la Révélation chrétienne». (Dictionnaire de théologie catholique, colonnes 2194-2195).

- Cardinal Billot (De Ecclesia)

«Dans un traité de Théologie de 7 ou 8 gros volumes, le cardinal Billot consacre à peine deux pages à cette question. Mais il y écrit:

"Mais à bon droit on affirme que le signe le moins équivoque d'un tel enseignement (celui du Magistère ordinaire et universel) est le consentement constant et unanime des théologiens catholiques"

Or, il est clair que l'enseignement des Évêques actuels ne peut se prévaloir du "consentement constant et unanime des théologiens catholiques"» (14).

- Père Joseph de sainte Marie (L'Eucharistie, salut du monde, 1981)

Traitant de la question de la concélébration, le père Joseph de sainte Marie reçut d'un moine la remarque suivante:

«Au sujet de la concélébration, vous me dites votre regret de ne pouvoir concorder avec (...) (nous) - il faudrait dire "avec la pratique universelle de l'Église telle qu'elle est vécue actuellement". Car à N... et à N..., nous ne faisons que nous y conformer, sachant qu'elle a valeur normative suprême qui s'impose à tous les théologiens».

Réponse du père Joseph de sainte Marie

«1 - Bien que le problème qui nous occupe soit celui d'un usage liturgique à juger en tant que tel, c'est-à-dire dans sa valeur liturgique et pastorale, en parlant de "valeur normative suprême qui s'impose à tous les théologiens", notre correspondant élève le débat au niveau de la règle de la foi.

Or, à ce niveau de la foi, le principe énoncé est manifestement faux, d'abord parce qu'une pratique n'a jamais été en tant que telle ni à elle seule une norme suprême pour la réflexion théologique et dogmatique; ensuite parce qu'elle peut encore moins prétendre à un tel titre Si on la considère uniquement "telle qu'elle est actuellement vécue", c'est-à-dire indépendamment de son antiquité et de son enracinement dans la tradition. Cette canonisation de l'actualité, c'est-à-dire du temps présent, sans référence au passé, est une attitude commune aujourd'hui. Il n'est pas superflu d'en souligner la gravité ni de rappeler à quel point elle va contre le sens même de la Tradition, dont le développement homogène est la loi de la vie de l'Église.

2. - On objectera peut-être que l'universalité de la pratique actuelle a valeur normative en tant qu'elle est le signe de cet enracinement dans la Tradition. En ce cas, il ne faut pas lui attribuer cette valeur en la considérant principalement dans son actualité, comme on invite à le faire en la présentant "telle qu'elle est vécue actuellement". Il faut, à l'inverse, ajouter aux deux critères d'universalité (spatiale) et de consentement unanime celui d'antiquité. Tel est l'enseignement de Vincent de Lérins, depuis longtemps assumé par l'Église : "Curandum est, ut id teneamus quod ubique, quod sempei; quod ab omnibus creditum est" - "il faut veiller à tenir ce qui a été cru partout, toujours et par tous". Et Vincent ajoute : "Hoc est enim vere proprie que catholicum" - "C'est cela qui est catholique au sens propre et véritable" (1). Ainsi l'universalité d'une pratique et le consentement unanime dont elle jouirait ne seraient d'aucune valeur sans son enracinement dans la Tradition et, à travers elle, dans la Révélation apostolique, enracinement qui ne peut être affirmé sans le critère de l'antiquité.

Un tel critère, c'est bien évident, ne saurait, sous peine d'un impossible fixisme, être pris dans un sens trop littéral et trop matériel. Mais on sait qu'en même temps que le défenseur de l'immutabilité du dogme, Vincent de Lérins est celui de son progrès et de son développement homogènes. Il en a fixé la loi fondamentale dans une formule non moins célèbre ni moins autorisée : il faut, dit-il, que tout ce qui touche à la foi soit maintenu "in eodem dogmate, eodem sensu eadem que sententia" - "dans la même croyance, dans le même sens et dans la même pensée" (2). Cette formule, souvent reprise, a été canonisée par l'autorité de l'Eglise au 1er Concile du Vatican (3). L'immutabilité de la foi a donc pour condition cette continuité substantielle dans le développement de ses différents articles. De même une pratique liturgique n'aura-t-elle valeur de témoin de la foi que dans la mesure où elle pourra établir sa propre continuité avec les formes antiques de la Tradition.

Ainsi, sans cette antiquité et sans l'enracinement dans la Tradition qu'elle assure, une opinion ou un usage actuels, même universels et jouissant d'un consentement unanime, sont sans valeur normative pour la foi. D'une telle situation, Vincent donnait déjà comme exemple l'arianisme, cette hérésie universellement répandue en son temps et qui avait recueilli le consentement unanime des évêques et des théologiens. Seuls quelques-uns, les meilleurs, les Athanase d'Alexandrie, les Hilaire de Poitiers, s'y étaient opposés» (15).

(1) L'oeuvre de Vincent de Lérins se trouve dans la Patrologie latine de Migne (PL), vol.50, col. 637-686. L'adage cité est tiré du Tractatus pro catholicae ftdei anti quitate et universitate adversus omnium haereticorum novitates, appelé communément «Commonitorium», cnap. 2 PL 50, 640.

(2) lb, chap. 23 PL, 50, 668.

(3) Const. defide catholica, cnap. 4 (Dz. 3020)

- Père René-Marie Berthod (L'infaillibilité du Magistère ordinaire et universel) (16)

Le Magistère ordinaire est infaillible à deux conditions

«Les actes ordinaires du Magistère, en ce qu'ils proposent de croire comme vérité révélée", reçoivent (...) eux aussi la garantie de l'assistance divine (...).

(Pour que cette garantie soit acquise) ils doivent être considérés, non pas à titre individuel, mais dans la continuité de l'enseignement de l'Église ils sont ainsi infaillibles pour autant qu'ils s'insèrent dans cette continuité, pour autant qu'ils reflètent l'enseignement permanent et inchangé de la foi de l'Église, en d'autres termes, pour autant qu'ils sont en accord avec la Tradition catholique. Deux conditions sont requises:

1. l'enseignement doit être porté au titre de vérité révélée;

2. dans l'universalité de la Tradition catholique».

Les deux dimensions de l'universalité

«Il serait abusif de déclarer irréformables tous les actes du Magistère ordinaire. Pour être obligatoirement préservé de l'erreur, selon la promesse de l'assistance divine, le Magistère ordinaire doit être universel dans le sens de la foi catholique, c'est-à-dire, il doit enseigner ce que l'Église a toujours cru et toujours enseigné depuis le Apôtres, depuis le dépôt de la Révélation. Le Magistère est ainsi universel, lorsqu'il proclame la foi de l'Église, permanente à travers l'universalité des siècles de foi chrétienne. L'universalité comporte ainsi ces deux dimensions qui sont : l'ensemble de l'Église et l'ensemble des siècles chrétiens, et s'oppose au caractère privé d'une doctrine qui serait enseignée ou dans une église particulière

seulement ou encore dans un temps restreint».

L'attitude des théologiens et des papes

«Et c'est bien ainsi que les théologiens l'ont compris. Pour administrer les preuves de leur enseignement, selon une méthode qui leur est commune, ils ont toujours procédé en recherchant le fil continu de la Tradition catholique, à travers de multiples témoignages du Magistère, recensés au long des siècles. On ne les voit jamais se baser pour leur argumentation sur un seul témoignage du Magistère ordinaire, fut-il pontifical.

De même les Souverains Pontifes, dans leurs documents doctrinaux, ont coutume de présenter leur enseignement comme émergeant du passé catholique, en multipliant les références aux témoignages anciens du Magistère.

C'est donc bien implicitement l'aveu qu'une rupture avec le passé de l'Église serait contraire à leur devoir d'état de gardien du dépôt révélé. Et c'est aussi l'aveu que leur témoignage isolé ne suffisait pas à étayer la foi de l'Église».

L'enseignement du Concile Vatican I

«Ainsi donc, Si nous reprenons l'enseignement de Vatican 1, nous voyons le Concile affirmer l'infaillibilité de l'authentique Magistère de l'Église que ce Magistère soit extra-ordinaire ou ordinaire et universel.

Pour le Magistère extraordinaire (17), quatre conditions sont requises

- une autorité s'exerçant sur l'ensemble de l'Église, ou en union avec elle;

- un enseignement en matière de foi ou de morale;

- un enseignement définitif;

- un enseignement impératif.

Le Magistère ordinaire remplit lui aussi les deux premières conditions du Magistère extraordinaire, mais se distingue de ce Magistère solennel, par l'absence des deux dernières exigences (enseignement définitif et impératif).

Si le Magistère ordinaire était de par lui-même infaillible, sans autre condition, le Magistère extraordinaire serait superflu (le Magistère ordinaire garantissant l'infaillibilité de l'enseignement même en matière contestée)».

L'infaillibilité liée au caractère pleinement universel de l'enseignement

«L'exigence requise pour l'authenticité (18) du Magistère ordinaire est que son enseignement soit pleinement universel, c'est-à-dire conforme à l'enseignement constant de l'Église à travers les siècles, en d'autres termes, conforme à la Tradition».

Et le père René Marie Berthod conclut:

«Le Magistère ordinaire pour être infaillible doit donc être universel et universel au sens plénier du mot, par rapport àl'universalité de l'Église et à l'universalité des siècles de l'Eglise».

- Abbé Luc Lefebvre, père Calmel, abbé Dulac, Mgr Marcel Lefebvre

Nous n'avons pas retrouvé de textes de ces théologiens traitant du Magistère ordinaire et universel.

Mais étant donné leurs critiques très vives à l'égard du concile Vatican II(19), il est exclu qu'ils aient pu admettre une conception du Magistère ordinaire et universel conduisant à l'infaillibilité de toutes les doctrines proposées par ce concile.

- Courrier de Rome

A la fin de l'étude «La Tradition, le Concile et les "traditionalistes"», parue dans le no101 (mars 1989) de cette revue (20) est abordée la question du Magistère ordinaire et universel. Parlant du Magistère authentique de l'E glise(«Magistère qui se prononce au degré où il n 'est pas infaillible»), le théologien auteur de l'article écrit:

«Tandis qu'un acte seul du Magistère simplement "authentique" ne peut revendiquer pour lui la note d'infaillibilité, cette note, en revanche, affecte sêrement le Magistère authentique d"'hier" dans sa continuité : sa constance, son universalité, sa consonance avec la Tradition, confirmée par le consentement unanime, postulent l'infaillibilité active et passive, in docendo et in credendo de l'Église. C'est pourquoi les Pères de l'Église et les théologiens "confirmés" affirment qu'une croyance constante et unanime en matière doctrinale équivaut en pratique à une définition prononcée par un Concile oecuménique dogmatique; cette conviction, le Magistère infaillible l'a faite sienne, étant implicitement définie par Vatican I dans sa mention du "Magistère ordinaire et universel" (83) qui a donné le départ à l'approfondissement théologique sur le Magistère ordinaire infaillible (...).

En ce qui concerne le Magistère postconciliaire, qui depuis plus de vingt ans ne cesse de reproposer, de manière plus ou moins explicite, les textes erronés de Vatican Il, il faut exclure de la façon la plus absolue qu'on puisse parler de Magistère ordinaire infaillible, puisque lui fait défaut le caractère essentiel du Magistère ordinaire infaillible, à savoir la continuité avec la Tradition, attestée par le consentement unanime des fidèles.

En effet, pour l'infaillibilité du Magistère ordinaire, il est

requis avant tout "que la vérité enseignée soit proposée telle que précédemment définie ou telle que toujours crue ou admise dans l'Église" (84), le Pape et les Evêques, dans l'exercice de leur fonction ordinaire, étant "testes Fidei", témoins de la Tradition».

(83) St Vincent de Lérins, Commonitorium n~ 28 et 29; St Augustin Contra Iulianum, lib I, 7, 30-35 et lib. 1110, 37; Vacant et Salaverri: op.cit; DT tome IV, mot Église, col. 2193; tome VII, mot Infaillibilité du Pape; Vatican I: Dei Fihus, c. 3 (Dz. 1792); cf. Lettre de Pie IX àl'archevêque de Monaco du 21.12.1863 (Dz. 1683); cf. Dz. 1536 (tuta ac. probata Ecclesiae praxis); Immortale Dei.

(84) DT tome VII mot Infaillibilité du Pape - t. IV, mot Église, col. 2193 et ss.

Commentaires sur les prises de position précitées

Dans son livre écrit en 1984, soit près de vingt ans après le concile Vatican II, l'abbé B. Lucien cite 54 textes de théologiens présentés comme étant en faveur de l'infaillibilité du pape et de l'ensemble du corps épiscopal uni à lui (à une époque donnée).

Or la très grande majorité de ces textes (51 sur 54) ont été écrits avant 1965 (21); ils n'ont donc pas pu prendre en compte les leçons de la crise engendrée par le concile Vatican II.

En revanche, les théologiens orthodoxes qui ont marqué les vingt premières années de la période post-conciliaire (nous avons cité les abbés L. Lefebvre et Dulac, les pères Joseph de sainte Marie et René-Marie Berthod, Mgr Marcel Lefebvre) se sont refusés à canoniser l'actualité en accordant l'infaillibilité au Magistère des années 1961-1965 responsable du concile Vatican II.

Il est permis de penser que l'existence même de la crise engendrée par le concile Vatican Il a été un argument de poids en faveur de la thèse (traditionnelle) exigeant l'universalité dans le temps pour accorder l'infaillibilité au Magistère ordinaire et universel.

VII- L'INFAILLIBILITÉ DU MAGISTÈRE ORDINAIRE & UNIVERSEL - L'ENSEIGNEMENT DE L'HISTOIRE

Est-il possible de déclarer infaillible dans son principe un magistère qui, à plusieurs reprises, s'est montré défaillant? C'est ici que les leçons de l'histoire sont précieuses.

Deux exemples sont particulièrement frappants : la crise arienne, la crise du concile Vatican II.

La crise arienne (22)

Pour Arius, prêtre d'Alexandrie (280-336), le Christ n'était pas Dieu. Sa théorie, l'arianisme, envahit tout le monde chrétien, àtel point que saint Jérôme put écrire «Ingemuit totus orbis et arianum se esse miratus est», «Toute la terre était dans le gémissement, surprise de se voir devenue arienne».

Rares furent les évêques qui combattirent l'arianisme, le plus célèbre d'entre eux étant saint Athanase, évêque d'Alexandrie.

Les conciles de Tyr, de Jérusalem, de Milan, de Sirmium, de Constantinople (360), de Rîmini, condamnèrent Athanase et soutinrent l'hérésie arienne. Le pape Libère, à une heure critique, sacrifia Athanase, paraissant ainsi donner raison à l'arianisme. Selon une tradition ancienne épaulée par les témoignages de saint Athanase, de saint Hilaire, de saint Jérôme - mais discutée par des historiens d'aujourd'hui - il aurait fléchi à la longue et souscrit à l'hérésie (23).

Ainsi, le Magistère de l'époque apparut-il plus ou moins acquis à l'hérésie arienne. D'où la réaction des catholiques fidèles: ils ne se sont pas référés à ce Magistère mais à «l'antique foi» comme en témoigne saint Vincent de Lérins:

«Quand le venin de l'arianisme eut infecté, non plus une faible portion du monde mais le monde presque entier, alors que la plupart des évêques latins s'étant laissé séduire, les uns par la violence, les autres par la fraude, un nuage obscurcissait les esprits au point de dérober, en une Si grande confusion, la route qu'il fallait suivre; ce fut en préférant l'antique foi à ces perfides innovations, que tous les vrais amis et serviteurs du Christ se préservèrent de la contagion du fléau» (24).

La crise engendrée par le concile Vatican Il

Le concile Vatican II est incontestablement une expression du Magistère vivant de son époque (le pape Paul VI et l'ensemble des évêques de son époque en communion avec lui). Si celui-ci est infaillible, tout ce que le concile a enseigné clairement en matière de foi et de morale (avec référence à la Révélation) serait couvert par l'infaillibilité.

Une telle proposition se concilie mal avec un certain nombre de textes romains sur l'autorité des textes du concile Vatican II (25). Et, par ailleurs, elle conduit - comme la chose a déjà été remarquée -au relativisme doctrinai. Prenons l'exemple de la liberté religieuse au for externe; il faudrait admettre que se seraient succédées, sur ce sujet, deux doctrines infaillibles : la doctrine conciliaire de 1965 et la doctrine traditionnelle enseignée antérieurement «toujours et partout», rappelée par tous les papes depuis la Révolution jusqu'à Pie XII et exprimée dans l'encyclique Quanta cura du 8 décembre 1864 dans un passage où le pape Pie Ix a engagé son infaillibilité.

Or ces doctrines ne sont pas compatibles, comme le montre un examen, même sommaire, des textes en cause (26).

La force de l'argument historique

- De ces données sur deux crises qui ont marqué l'histoire de l'Eglise, voici, telles qu'elles sont formulées par Michel Martin, les conclusions que l'on peut tirer:

«(A propos de Magistère ordinaire et universel, sont principalement mis en avant un texte conciliaire et un texte pontifical, déjà cités):

"On doit croire de foi divine et catholique tout ce qui est contenu dans la Parole de Dieu, écrite ou transmise par la Tradition, et que l'Église propose à croire comme divinement révélé, soit par un jugement solennel, soit par son magistère ordinaire et universel" (27)

"Même s'il s'agissait de cette soumission qui doit se manifester par l'acte de foi divine, elle ne saurait être limitée à ce qui a été défini par les décrets exprès des conciles oecuméniques ou des Pontifes romains qui occupent ce siège, mais elle doit aussi s'étendre à ce que le magistère ordinaire de toute l'Église répandue dans l'univers transmet comme divinement révélé et, par conséquent, qui est retenu d'un consentement universel et constant par les théologiens catholiques, comme appartenant à la foi" (28).

Considérés en eux-mêmes, ces deux textes s'interprètent fort bien dans les deux thèses (évoquées ci-dessus)

- l'acception étroite : l'universalité dans l'espace à un instant donné;

- l'acception large : l'universalité dans l'espace et le temps . Il serait facile de donner de nombreux exemples de cette acception; c'est par exemple dans ce sens large que les savants parlent de la "gravitation universelle". Or, le choix entre ces deux acceptions, nous est imposé par l'histoire. Il faut nécessairement adopter le sens large Si nous ne voulons pas mettre Vatican I en contradiction avec celle-ci. De même, dans l'expression "Magistère de toute l'Église répandue dans l'univers" (...). Là encore, c'est l'histoire qui nous oblige à dire que dans ce texte, "toute l'Eglise", ce n'est pas seulement l'Église d'une époque. Là encore, il n'y a aucune difficulté à adopter l'interprétation large. L'Egli se, épouse du Christ, n'est-elle pas de tous les temps? (29)» (30).

L'argument historique est ici décisif. Il est heaucoup plus convaincant quand on peut ajouter, à l'exemple de la crise arienne, l'exemple plus facile à connaître de la crise du concile Vatican Il.

VIII - EN FIN DE COMPTE, COMMENT DÉFINIR LE MAGISTÈRE ORDINAIRE ET UNIVERSEL?

En conséquence de ce qui précède, il faut donner au mot universel, dans l'expression «Magistère ordinaire et universel», le sens d'universel dans l'espace et dans le temps.

Dans ces conditions, le mot Magistère est à prendre ici plutôt dans son sens large (enseignement) que dans son sens strict (institution d'enseignement, corps enseignant).

Le Magistère ordinaire et universel est ainsi l'enseignement de la quasi-totalité des évêques de tous les temps lorsque cet enseignement est constant. il correspond au critère de saint Vincent de Lérins:

«Curandum est, ut id teneamus quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est» - «Il faut veiller à tenir ce qui a été cru partout, toujours et par tous». Et saint Vincent ajoute : «Hoc est enim vere proprieque catholicum» - «C'est cela qui est catholique au sens propre et véritable».

Dans ces conditions, le Magistère ordinaire et universel pourrait - il être autre chose que ce qui est appelé couramment magistère constant (31)?

CONCLUSION

L'infaillibilité du Magistère ordinaire et universel de l'Église sur laquelle viennent d'être rassemblés un certain nombre de textes est un point de doctrine important qui doit être bien vu. Ceux qui, sous ce vocable, accordent l'infaillibilité «au pape et à l'ensemble du corps épiscopal uni à lui» donnent à l'infaillibilité une extension injustifiée; ils en viennent à «canoniser l'actualité», selon l'expression du père Joseph de sainte Marie; ils désarment les fidèles dans leur lutte contre les innovations inadmissibles qui se réclameraient d'une telle infaillibilité. Nous ne pouvons pas les suivre dans cette voie.

Le Magistère ordinaire et universel ne peut être que constant: son infaillibilité est celle de «ce qui a été cru partout, toujours et par tous».

Remarque finale

Pour accréditer une religion nouvelle sous couvert catholique, deux choses sont nécessaires:

- faire poser par le Magistère des éléments de cette religion nouvelle;

- canoniser les actes de ce Magistère en lui accordant l'infaillibilité (canoniser l'actualité).

De ces deux conditions, la seconde est la plus importante, car, une fois qu'elle est acquise, les fidèles ne peuvent plus se défendre contre les nouveautés.

D'où l'importance de la question de l'infaillibilité du Magistère ordinaire et universel, objet de la présente étude.


ANNEXE

Sur les dangers d'une extension abusive de

l'infaillibilité du Magistère

Nous reproduisons ci-dessous un extrait de la postface donnée par Jean Madiran, directeur d'Itinéraires, au livre du père Calmel «Brève apologie pour l'Église de toujours» (J). Ce texte date de 1987. Il est aussi actuel qu'à cette date:

«Du temps de Pie XII, le clan déjà dominant dans l'Église de France nous accusait couramment de "papolâtrie". Il nous accusait à tort. Nous n'étions pas idolâtres. Mais nous étions excessifs et imprudents. Nous avions bien oublié les cruelles leçons de la condamnation de l'Action française. Puisque nous avions la chance d'avoir un Pie XII! Nous avions cette chance en effet, et nous ne l'avons pas méconnue. Nous y étions rendus attentifs par l'ardente prédication de Marcel Clément, qui a beaucoup de bonheur de pensée et d'expression dans l'exposé de la doctrine du pape régnant. Il y mettait pourtant, déjà, quelque tendance à l'in-conditionnalité, avec un enthousiasme qui méprisait les nuances, précisions et limites toujours apportées par l'Eglise dans son enseignement de l'obéissance. Ces exagérations clémentino-papistes d'itinéraires, il y en avait deux qui n'y entraient nullement, Louis Salleron et le père Calmel, chacun de son côté car ils ne se connaissaient guère. Louis Salleron nous disait : "Vous serez bien attrapés quand vous aurez deux ou trois papes en même temps...". Nous lui répondions que cela n'arrive pas tous les jours. Il nous est arrivé pis avec Paul VI. Car les deux ou trois papes qui se disputaient jadis le trône de Pierre avaient tous, du moins, la même religion, la même messe, le même catéchisme. Avec Paul VI, c'est le pape qui n'avait plus la messe du pape. Le pape s'était séparé de lui-même. Il avait abandonné la messe de son ordination, il s'efforçait d'interdire la messe qu'il célébrait les premières années de son pontificat. Du temps de Pie XII, nous n'imaginions pas la possibilité d'une telle abomination. Marcel Clément, après Jean Ousset, répétait la phrase de saint Pie X:

"Il ne saurait y avoir de sainteté là où il y a dissentiment avec le pape"(99). Le père Calmel mettait une grande énergie à rejeter cette proposition. L'autorité invoquée n'ébranlait pas sa certitude. Saint Pie X est saint Pie X, il le vénérait de tout son coeur, mais là il s'agissait d'une opinion privée qui n'est pas juste. L'histoire de l'Eglise nous montre des saints canonisés qui furent en dissentiment avec des papes qui n'ont pas été canonisés. Le père Calmel en appelait aussi à la théologie; et au bon sens. Saint Pie X, au même endroit de ce discours aux prêtres du 2 décembre 1912, popularisé dans les éditions successives de Pour qu'il règne (page 492, note 9), déclarait: "On ne limite pas le champ où le pape peut et doit exercer sa volonté"(99). Si l'on entend que ce champ n'a donc aucune limite, ou seulement la limite que chaque pontife veut bien lui reconnaître, en l'absence de tout critère objectif, on tombe dans une erreur manifeste, nous disait le père Calmel. Il disait en vain. L'erreur ne nous était pas évidente. Nous avions Pie XII.

Par la suite, les événements se chargèrent de mieux nous instruire».

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NOTES

(1) On sait que le nouvel «Ordo Missae» n'est pas formellement hérétique dans sa version romaine originale (et c'est sans doute ce qu'a voulu dire la «lettre aux amis» en utilisant le terme impropre d'orthodoxie), mais il favorise l'hérésie par son ambiguïté; comme l'ont dit les cardinaux Ottaviani et Bacci : «il s'éloigne, de façon impressionnante, dans l'ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la sainte messe» (cf. l'article «Trente ans déjà» du no141 de l'A.F.S. et la brochure Bref examen critique du nouvel ordo missae - En vente à l'A.F.S., bulletin de commande en dernière page).

(2) Abbé B. Lucien, «L'infaillibilité du Magistère Pontifical ordinaire», Sedes Sapientiae n.63 (printemps 1998), p.41.

(3) Abbé Lucien,«Le Magistère pontifical... »,Sedes Sapientiae, no48,p.57 (été 1994). L'abbé B. Lucien, qui appartient aujourd'hui à l'Institut du Christ-Roi Souverain Prêtre, renvoie à son livre L'infaillibilité du Magistère ordinaire et universel, édité en 1984, où cette thèse est développée.

(4) Cahiers de Cassiciacuin, no1, mai 1978 (père Guérard des Lauriers).

(5) Père D.M. de Saint-Laumer, La Nef mai 1993, p.20.

(6) Cf. la distinction classique des pouvoirs de l'Église en pouvoir de sanctifier, ou pouvoir d'ordre, - pouvoir d'enseigner, ou magistère - pouvoir de gouverner, ou pouvoir de juridiction.

(7) Mgr Louis Prunel, Cours supérieur de religion, t. Il, p.153 (1932).

(8) J. Rivière, article «Magistère, organe de l'autorité enseignante dans l'Église», in Dictionnaire pratique des connaissances religieuses, t.4, col. 606-607.

(9) Concile Vatican I, Constitution Pastor aeternus, Dz. 3070. L'indicatif Dz. donne la référence au livre de Heinrich Denzinger Symboles et définitions de la foi catholique, éditions du Cerf, 1996.

(10) Concile Vatican I, Constitution Pastor aeternus. Dz. 3074.

Voici le texte latin correspondant «Romanum Pontificem, cum ex cathedra loquitur, id est, cum omnium Christianorum pastoris et doctoris munere fungens pro suprema sua Apostolica auctoritate doctrinam de fide vel moribus ab universa Ecclesia tenendam definit, per assistentiam divinam ipsi in beato Petro promissam. ea infallibilitate pollere, qua divinus Redemptor Ecclesiam suam in definienda doctrina de fiée vel moribus instructam esse voluit; ideo que eiusmodi Romani Pontficis definitiones ex sese, non autem ex consensu Ecclesiae, irreformabiles esse"

A noter l'erreur souvent commise dans la traduction de la phrase "doctrinam de fide vel moribus ab universa Ecclesia tenendam definit"

- bonne traduction: il définit une doctrine en matière de foi ou de moeurs qui doit être tenue par toute l'Église.

- traduction erronée: il définit qu'une doctrine en matière de foi ou de moeurs doit être tenue par toute l'Église. A noter aussi que le mot «définir» signifie ici «délimiter avec précision».

(11) Dans la mesure où elle existait vraiment, car l'expérience de l'histoire, comme nous le verrons ci-dessous, permettait de la lever, et le texte même de Vatican I apportait un éclairage sur ce sujet (cf. la première citation de la constitution Pastor aetemus, p.7)

(12) Abbé B. Lucien, L'infaillibilité du «Magistère ordinaire et universel» de l'Église, p.5.

(13) Note 17 de la Note doctrinale citée; D.C. no2186, p.657.

(14) Michel Martin, De Rome et d'ailleurs, no152, p.15.

(15) Père Josepb de sainte Marie, L'Eucharistie, salut du monde, p.445 à 447. Editions D.M.M. En vente à l'A.F.S., bulletin de commande en dernière page. La seconde formule de Saint Vincent ici citée a été reprise par Jean-Paul Il dans son encyclique Veritatis splendor (n.53).

(16) Article de la revue Una Voce Helvetica, janvier 1981; en vente à l'A.F.S.; bulletin de commande en dernière page. Les sous-titres sont de notre rédaction.

(17) Par Magistère extraordinaire, il faut entendre ici : Magistère du pape s'exprimant «ex cathedra».

(18) Le mot authenticité est ici entendu au sens d'infaillibilité.

(19) Cf. ce texte de Mgr Lefebvre tiré de sa lettre du 20 décembre 1968 au cardinal Ottaviani et reproduit page 107 dans son livre J'accuse le Concile : «Qu'il s'agisse de la transmission de la juridiction des évêques, des deux sources de la Révélation, de l'inspiration scripturaire, de la nécessité de la grâce pour la justification, de la nécessité du baptême catholique, de la vie de la grâce chez les hérétiques, schismatiques et patens, des fins du mariage, de la liberté religieuse, des fins dernières, etc... Sur ces points fondamentaux, la doctrine traditionnelle était claire et enseignée unanimement dans les universités catholiques. Or, de nombreux textes du Concile sur ces vérités permettent désormais d'en douter».

(20) Sous le titre «La Tradition vivante et Vatican II», ce texte a été publié en brochure par les Publications du Courrier de Rome, BP 156, 78001 Versailles.

(21) Parmi les textes que cite l'abbé B. Lucien dans le chapitre «Enquête auprès des théologiens» de son livre, les seuls qui soient écrits après 1966 sont ceux de K. Rahner et Vorgrimmer (1961-1965), Mgr Philips (1967-1968), J. Lécuyer.

(22) Cf. A. d'Alès, «Le dogme de Nicée» (éditions Beauchesne, 1926), p.191-197

(23) Dans son dictionnaire d'Apologétique, A. d'Alès consacre au pape Libère une assez longue étude; il conclut que ce pape n'aurait pas trahi la foi de Nicée mais aurait commis une faute de conduite en sacrifiant Athanase. Mais sacrifier Athanase, n'était-ce pas plus ou moins trahir dans les faits la foi de Nicée?

(24) St Vincent de Lérins, Commonitorium, no4; cité par le Courrier de Rome, no 101, p.7.

(25) Cf. la notification faite le 16 novembre 1964 par Mgr Pendes Felici, secrétaire général du concile, au sujet de la Constitution dogmatique Lumen gentium : «Comme il va de soi, le texte du concile est toujours à interpréter selon les règles générales connues de tous. La commission doctrinale renvoie à sa déclaration du 6 mars 1964 dont voici le texte : "Compte tenu de la façon de faire des conciles et de la fin pastorale qui est celle du présent concile, celui-ci définit comme devant être tenus par l'Eglise les points seulement qu'il aura expressément déclarés comme tels"».

Cf également l'allocution de Paul VI à l'audience du 12 janvier 1966 «Certains se demandent quelle est l'autorité, la qualification théologique qu'a voulu donner à son enseignement un concile qui a évité de promulguer des définitions dogmatiques solennelles engageant l'infaillibilité du magistère ecclésiastique. La réponse, nous la connaissons. Rappelons-nous la déclaration conciliaire du 6 mars 1964, répétée le 16 novembre 1964 étant donné le caractère pastoral du concile, il a évité de prononcer d'une manière extraordinaire des dogmes comportant la note d'infaillibilité, mais il a muni ses enseignements de l'autorité du magistère ordinaire suprême».

(26) Cf. tes brochures A.F.S. La liberté religieuse, trente ans après le concile Vatican Il et La doctrine sociale de l'Église dans la crise doctrinale actuelle.

(27) Concile Vatican I, Constitution Dei Filius.

(28) Pie IX, encyclique Tuas libenter, 21 décembre 1863.

(29) «Il ne faudrait pas non plus majorer l'importance de ces deux textes conciliaire et pontifical. Dans les textes conciliaires, ce sont les canons très précis qui résument les chapitres et qui se terminent par un anathème qui sont infaillibles. Or, le chapitre III de la Constitution "Dei Filius" d'où le premier texte extrait est suivi de six canons dont aucun n'est relatif à cette question. Ce texte (qui se présente d'ailleurs comme une simple incidente visiblement ajoutée après coup) n 'est donc pas couvert par l'infaillibilité. De même, on peut remarquer, qu'outre le manque de certitude sur le sens du texte tiré de "Tuas hbenter", il n 'est pas prouvé que Pie IX ait voulu obliger les fidèles dans cette encyclique» (Note de Michel Martin).

(30) Michel Martin, «L'infaillibilité dans l'Église - L'erreur sédévacantiste sur l'infaillibilité», De Rome et d'ailleurs, no 15 (novembre 1980), p.17.

(31) Cf. l'usage de cette expression dans le discours au Consistoire du 5 novembre 1979 déjà cité; discours où Jean-Paul Il, partant de ce qu'il appelait «doctrine intégrale du concile», précisait «doctrine "intégrale", c 'est-à-dire comprise dans la lumière de la sainte Tradition et référée au Magistère constant de l'Église elle-même».

[ (99) Note De Heracles: Faut-il entendre "un pape" pour une personne précise, ou "le pape" pour désigner la papauté universelle dans le temps ? ]