Un texte circonstanciel

 

M. de Jaeghere, 1998

 

 

Michel De Jaeghere est directeur de la rédaction du Spectacle du Monde et l'organisateur de l'Université d'été de Renaissan­ce Catholique.

 

 

 

 

Vous avez bien voulu me demander mon sentiment sur le dixième anniversaire du Motu proprio du 2 juillet 1988. Je le fais très volontiers sous deux réserves :

-  Je n'ai aucune compétence particulière pour donner mon avis sur une telle question. On voudra donc considérer mes im­pressions comme celles d'un fidèle du rang, qui ne se distingue ni par l'étendue de ses connaissances, ni par une pratique re­marquable des vertus chrétiennes.

- Certaines de mes positions pourront paraître un peu raides à quelques-uns de vos lecteurs. Qu'ils sachent qu'elles n'entraî­nent aucun jugement péjoratif sur les personnes. Les événe­ments auxquels la crise de l'Eglise a confronté les catholiques ont conduit les uns et les autres à des appréciations différentes de la situation et à des réactions contradictoires, mais je suis convaincu que ce qui nous réunit est plus profond que ce qui nous sépare, et que nos divisions font, trop souvent, le jeu de l'adversaire.

 

Reste que nous nous devons la première des charités, qui est de ne pas nous cacher ce que nous croyons vrai.

 

1. Je suis toujours frappé de l'omission qui est faite, dans ce que l'on a coutume d'appeler, à tort ou à raison, le milieu tradi­tionaliste « rallié », lorsqu'on évoque le Motu proprio du 2 juillet 1988. On parle en effet systématiquement du Motu pro­prio Ecclesia Dei, en oubliant que son vrai titre est : Ecclesia Dei adflicta. Cette abréviation me paraît significative d'un cer­tain désir de se boucher les yeux sur le fait que ce que d'aucuns se préparent à célébrer cette année comme un acte « prophé­tique » (selon les termes d'une publicité de l'association Oré­mus publiée dans la presse) ne fut nullement le geste de bien­veillance d'un pontife qui aurait, soudainement, senti la néces­sité de rendre à la liturgie tridentine sa juste place, mais bien, d'abord, le commentaire (et la manœuvre d'accompagnement) d'un décret d'excommunication.

Quel que soit le jugement que l'on porte sur la légitimité et la validité de cette excommunication, permettez-moi de remarquer que lorsqu'on sait que celle-ci frappait au premier chef l'évêque qui a incarné, pendant vingt ans, la défense de la messe triden­tine et du sacerdoce catholique, évêque auquel un grand nombre des prêtres qui profitent aujourd'hui des facilités du Motu pro­prio doivent leur formation, leur vocation peut-être, leur ordi­nation en tout cas; que sans sa résistance, son obstination, ses désobéissances répétées, il n'y aurait aujourd'hui ni Fraternité Saint-Pie X, ni Fraternité Saint-Pierre, ni monastère du Barroux, ni pèlerinage de Chartres; qu'en un mot, le Motu proprio serait doublement sans objet parce qu'à de rares exceptions près, les fidèles qui en bénéficient n'auraient plus eu, depuis longtemps, le moindre accès à la messe de saint Pie V et à l'enseignement d'un catéchisme conforme à celui du concile de Trente, on peut s'étonner qu'on envisage de considérer le dixième anniversaire de sa condamnation autrement que comme un jour de deuil pour l'Eglise en général et pour les traditionalistes en particulier.

Le Saint-Père ayant, depuis 1979, demandé pardon à 97 re­prises pour les fautes, réelles ou imaginaires, de ses prédéces­seurs, cela laisse supposer qu'il n'est pas interdit de penser que les papes de notre temps puissent, eux aussi, en commettre. Et d'espérer que leurs erreurs seront, au jour que Dieu voudra, ré­parées par l'un de leurs successeurs.

Je n'ignore ni ne néglige les cas de conscience qui ont conduit un certain nombre de prêtres et de fidèles à se désolidariser de Mgr Lefebvre lorsqu'il s'est résolu à sacrer quatre évêques sans l'accord du Saint-Siège, et il ne me viendrait pas à l'idée de les juger. J'observe cependant que la nécessité d'obéir au Souve­rain Pontife, dont ils semblent parfois faire aujourd'hui une ver­tu cardinale, n'est apparue que très progressivement à plusieurs d'entre eux, et je suis pour tout dire choqué d'entendre tels ou tels pasteurs, qui avaient, en leur temps, prêché en faveur de ces sacres, et dont j'ai vu certains, le 30 juin 1988, sous la tente d'Ecône, dans la procession qui conduisait les quatre futurs évêques et leurs consécrateurs à l'autel, remercier aujourd'hui avec effusion Jean-Paul Il de les avoir excommuniés.

 

2. C'est, dira-t-on, réduire singulièrement la portée d'un texte qui a eu le mérite d'offrir, pour la première fois, généreusement la possibilité aux prêtres et aux fidèles de bénéficier des ri­chesses spirituelles de l'ancien rite, et que la mesquinerie des méchants évêques (ah, les méchants évêques, comme ils ont bon dos, et comme le fidèle se sent délivré à leur égard, et au moins en privé, de la révérence qu'il se sent tenu de manifester au pape) empêcherait seule de développer ses bienfaisants effets. Ce discours me paraît négliger à la fois la lettre du Motu proprio et les circonstances de son élaboration.

 

a) Le Motu proprio Ecclesia Dei adflicta précise en effet qu'il vise à satisfaire les fidèles dont l'attachement à la messe triden­tine ne repose sur aucune opposition doctrinale à l'enseigne­ment du concile Vatican Il ou à la messe de Paul VI (conditions établies par l'Induit du 3 octobre 1984, auquel renvoie le Motu proprio dans son article 6 c en demandant pour elles une appli­cation « large et généreuse » qui ne saurait cependant les vider de leur sens).

Dès lors, de deux choses l'une. Ou l'on considère que la mes­se de saint Pie V exprime avec une magnificence et une splendeur inégalée le mystère du saint Sacrifice, et que la messe de Paul VI, même si elle est valide lorsqu'elle est elle-même res­pectée par les prêtres qui la célèbrent, est dangereuse pour la foi des fidèles dans la mesure où elle leur fait presque inévitablement perdre, à la longue, la pleine conscience d'assister à un re­nouvellement non sanglant du sacrifice du Calvaire, et l'on n'a, de fait, aucun droit à l'application de ce texte. C'est donc, de ce strict point de vue, légitimement que les évêques en refusent, dans ce cas, l'application.

  Ou l'on est simplement nostalgique de l'ancien rite, pour des raisons esthétiques ou sentimentales, et il en va différemment. Mais on comprend, dès lors, que l'autorisation ne soit qu'occa­sionnelle et donnée en fonction des circonstances et du devoir de prudence de l'évêque du diocèse. Une telle nostalgie ne fon­de guère, en effet, qu'une tolérance provisoire, qui doit se conci­lier avec d'autres exigences, comme la nécessité d'éviter la di­vision des fidèles par la concurrence de deux rites latins.

 

b) Les motivations mêmes du Motu proprio, me paraissent plaider, au surplus, pour une interprétation restrictive. En le pro­mulguant, le Souverain Pontife n'a pas caché en effet qu'il n'en­tendait pas permettre à la messe de saint Pie V de reprendre dans l'Eglise la place qu'elle avait avant la réforme liturgique, mais que les facilités qu'il accordait visaient avant tout à encourager prêtres et fidèles à quitter Mgr Lefebvre, pour atténuer la portée de la «dissidence» d'Ecône. Il s'agit donc bien d'un texte cir­constanciel, qui visait à faire face à une situation de crise, non d'une loi générale remettant en cause les orientations de la li­turgie.

 

c) Le Motu proprio n'a été suivi, depuis, d'aucun encourage­ment explicite susceptible de justifier qu'on en élargisse la por­tée. Et si l'on trouve, ici ou là, à Rome, un cardinal (générale­ment chenu et sans fonctions officielles) pour souhaiter de bon­ne foi que l'accès à la messe tridentine soit « libéralement» ac­cordé à tous ceux qui le souhaitent, il est à noter que Jean-Paul Il s'est abstenu de tout commentaire à ce sujet. On n'a pas, en vingt ans de pontificat, pu noter la moindre phrase qui témoigne chez lui d'un regret de l'abandon de l'ancienne liturgie, et il n'a jamais, lui-même, depuis son élévation à la papauté, célébré la messe selon l'ancien rite. Tout dénonce, en réalité, son indifférence à l'égard de cette question: le sort fait à la pétition que lui a remise Dom Gérard Calvet, son silence à l'égard des dérives liturgiques auxquelles ses nombreux voyages lui donnent régu­lièrement l'occasion d'assister; ou que lui font connaître les rapports de ses nonces, la relative déréliction dans laquelle semble être tombée la Commission « Ecclesia Dei ».

 

3. Au total le Motu proprio m'apparaît donc avant tout com­me l'instrument d'une manœuvre réussie. Il s'agissait de nous diviser. La chose est faite. Sa mission est, aux yeux de ses ini­tiateurs, accomplie. On veillera à maintenir assez de liberté pour que les «ralliés » ne soient pas tentés de grossir les rangs de la Fraternité Saint-Pie X. On ne leur en accordera pas plus, de peur que leur développement remette en question le sens de l'histoi­re et l'évolution de l'Eglise (je remarque, à cet égard, l'oubli dans lequel est tombée la promesse de leur appliquer l'intégralité du protocole signé le 5 mai 1988 par Mgr Lefebvre et le car­dinal Ratzinger, protocole qui prévoyait explicitement l'ordina­tion d'un évêque formé à l'école de la tradition; la mise en oeuvre de cette disposition serait, de fait, pour eux la plus sûre des sauvegardes; on a reproché à Mgr Lefebvre d'avoir manqué de confiance dans les engagements du Saint-Siège; c'eut été dé­montrer de façon éclatante qu'il avait eu tort, que de tenir les promesses faites à ceux qui y ont cru).

Sans doute, cette vision est-elle partielle, et d'autres que moi diront, certainement, dans vos colonnes, combien les disposi­tions libéralisant l'accès à la messe de saint Pie V ont permis d'atteindre de nouveaux fidèles, de former de nouveaux prêtres à la célébration du saint Sacrifice, de créer de nouveaux instituts religieux dont il serait injuste de nier les fruits spirituels. Je ne le conteste nullement. Je voudrais simplement montrer ici la face d'ombre, souligner que ces (réelles) avancées ont été, à mon sens, chèrement payées.

Par l'antagonisme qui a été suscité entre traditionalistes, d'abord, chacun se raidissant sur ses positions pour justifier ses choix au détriment de la charité fraternelle et du rayonnement missionnaire.

Par la marginalisation de nos positions toutes tendances confondues - à l'intérieur de l'Eglise et de la société ensuite. En caricaturant à peine, on peut dire en effet que le débat oppose aujourd'hui dans l'Eglise une droite wojtylienne à une gauche progressiste. Les traditionalistes n'y ont plus leur place, ceux qui se sont obstinés à suivre Mgr Lefebvre étant désormais re­jetés dans les ténèbres extérieures (avec eux, pas de débat, pas de dialogue : c'est bon pour le Dalai Lama); les autres étant condamnés à un relatif silence, ou au moins à une grande pru­dence vis-à-vis des questions susceptibles de faire douter la hié­rarchie de leur pleine obéissance. Médiatiquement, hors les trois minutes de journal télévisé consacrées chaque année au pèleri­nage de Chartres, ils n'existent plus.


Cela ne serait pas grave, si comme semblent le penser cer­tains, la crise de l'Eglise était finie. La célébration annuelle par les autorités romaines de la réunion d'Assise, comme le projet du sommet monothéiste du Sinaï, qui revient à célébrer le 2OOOème anniversaire de l'Incarnation du Verbe par la mise entre parenthèse de la divinité du Christ et de la nature trinitai­re de Dieu, montrent qu'il n'en est rien. Dans ce contexte, la commémoration festive et reconnaissan­te du dixième anniversaire de la publication du Motu proprio Ecclesia Dei adflicia me paraît relever d'une disposition d'es­prit intermédiaire entre celle d'un disciple de la méthode Coué et d'un prévenu d'un procès de Moscou
.

Il ne s'agit pas là d'une position sentimentale. Elle ne s'ex­plique pas seulement par la reconnaissance que j'éprouve per­sonnellement à l'égard de Mgr Lefebvre pour m'avoir fait découvrir, à l'âge de dix-sept ans, la vraie nature de la messe, réalité que douze années passées dans un collège catholique, la fré­quentation des Scouts, de la Croisade eucharistique, du Mouve­ment eucharistique des jeunes et des Jeunes Témoins du Christ ne m'avaient pas laissé seulement soupçonner. C'est une posi­tion doctrinale. Nous n'avons pas à remercier le Saint-Père d'avoir partiellement levé une interdiction qui était si évidem­ment illégitime que la plupart de ceux qui se réclament aujour­d'hui du Motu proprio ne l'avaient pas attendu pour passer outre.

D'abord, parce que nous tenons l'autorisation d'assister à la messe de saint Pie V des propres termes de sa promulgation par un pape qui en vaut tout de même un autre, puisqu'il est avec saint Pie X l'un des deux derniers Souverains Pontifes à avoir été élevé à la gloire des autels.

Ensuite, parce que ces remerciements participent d'une logique qui revient à admettre que la hiérarchie nous ferait une fa­veur en nous permettant d'accéder à la vie sacramentelle ou en nous enseignant l'intégralité de la foi. Nous n'avons pas à re­mercier l'Eglise pour les sacrements qu'elle nous communique. Elle nous les doit depuis ce jour de notre baptême où elle nous en a fait la promesse.

- Que demandez-vous à l'Eglise de Dieu?

- La foi.

Si donc cet anniversaire peut avoir une utilité, elle sera de donner aux fidèles l'occasion de prier, par delà les querelles de chapelle, pour que prenne fin la crise de l'Eglise, cette nuit de la foi dont l'interdiction, même partielle, de la messe tridentine est le signe, et que s'opère au plus vite la réconciliation de tous ceux qui souhaitent qu'advienne le règne du Christ, qui est la Voie, la Vérité, la Vie.